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Eliane Vogel-Polsky, une mère de l’Europe sociale

Publié le 10 janvier 2020 Mis à jour le 1 octobre 2020

Dans les arènes institutionnelles dominées par la gent masculine, Eliane Vogel-Polsky a non seulement réussi à faire entendre sa voix mais a accompli un combat fondateur pour l’égalité entre les hommes et les femmes, lui permettant d’être désormais considérée comme une des mères de l’Europe sociale.

À première vue, l’Union européenne doit essentiellement son existence à l’action politique de grands hommes. L’unification européenne a beaucoup de pères fondateurs mais point de mère. Il faudra attendre les années 80 pour voir apparaître les premières grandes figures féminines et 2019 pour qu’une femme préside enfin la Commission européenne. Dans ces arènes institutionnelles dominées par la gent masculine, Eliane Vogel-Polsky a non seulement réussi à faire entendre sa voix mais a accompli un combat fondateur pour l’égalité entre les hommes et les femmes. Formée à l’Université libre de Bruxelles, ses qualités de chercheuse, de juriste et de militante en ont fait une pionnière de ce combat à l’échelle européenne lui permettant d’être désormais considérée comme une des mères de l’Europe sociale.

Née en 1926 dans une famille d’origine russe, elle grandit à Gand dans un milieu familial très ouvert à l’égalité entre les hommes et les femmes. En 1934, sa famille s’installe à Bruxelles.


Cachée pendant la guerre, libérée à l’université

Mais le début de la Seconde Guerre mondiale bouleverse son parcours scolaire, les mesures antijuives prises à partir de 1941 l’obligent à quitter le Lycée. L’année suivante les menaces s’accentuent sur la population juive avec le port obligatoire de l’étoile jaune et les premières rafles. Eliane Polsky est alors cachée sous une fausse identité chez les Soeurs Bénédictines de la Paix Notre Dame à Liège. Au sortir de la guerre, elle entame des études de droit aux Facultés universitaire Saint Louis puis obtient son doctorat à l’Université libre de Bruxelles en 1950. Si le monde de l’université s’est progressivement ouvert aux femmes, les facultés de droit restent encore très largement masculines. Pourtant, Eliane Polsky et quelques autres participent à cette révolution au cours de laquelle elle devient la première femme à obtenir le prix d’éloquence.


Vie de famille et Traité de Rome

En 1952, elle épouse André Vogel et donne naissance à trois garçons ; une vie de famille qui l’éloigne quelque peu du monde universitaire. En quête de renouveau, elle s’inscrit à l’Institut du Travail qui vient d’ouvrir ses portes et obtient une licence en droit et sociologie du travail en 1958. Cette expérience est l’occasion de croiser son parcours de juriste avec les enjeux sociaux dans le monde du travail. C’est notamment au contact avec Léon-Eli Troclet, ministre du Travail et parlementaire à l’Assemblée commune qu’elle se familiarise avec les questions sociales européennes. Elle conclut son parcours universitaire et interdisciplinaire en étant parmi les premiers diplômés de l’Institut d’études européennes en 1965. C’est à cette époque que son engagement pour l’égalité salariale entre les hommes et les femmes prend une nouvelle dimension, notamment en lien avec la signature du Traité de Rome en 1957 et l’ouverture du Marché commun. Ce traité contient en son sein l’article 119 qui prévoit l’égalité salariale entre les hommes et les femmes pour un même travail. Cet article va devenir par la suite une référence absolue des associations luttant pour l’obtention de l’égalité salariale. Or dans un premier temps, il ne reçoit qu’un faible écho. Il faut dire que cet article avait été introduit par le gouvernement français afin de ralentir l’ouverture du marché commun et de protéger son économie de la concurrence allemande et italienne.


Article 119

Ayant connaissance de cet article, Eliane Vogel-Polsky commence à en diffuser l’information dans les réunions syndicales. De l’Europe à l’usine, l’article 119 est à l’origine d’un conflit social d’une portée unique dans l’histoire européenne. En février 1966, la célèbre grève des femmes de la Fabrique nationale d’armes d’Herstal commence pour l’obtention de l’égalité salariale entre les hommes et les femmes. Parti des ateliers, le mouvement prend rapidement de l’ampleur et les 3.000 ouvrières se lancent dans une grève de 13 semaines au son du « Le travail, c’est la santé mais pour ça il faut être payé ». L’issue de la lutte est un demi-échec, les ouvrières d’Herstal obtiennent une augmentation de 50% mais l’égalité salariale n’est pas réalisée.


Les luttes juridiques pour l’égalité salariale

Ce conflit renforce clairement la conviction d’Eliane Vogel-Polsky quant à la nécessité de mener des luttes juridiques à l’échelle européenne pour obtenir l’application directe de l’article 119. Elle se lance alors à la recherche de cas à plaider. En 1967, elle défend Christine Mertens devant les tribunaux belges pour faire reconnaître l’égalité des taux d’allocations de chômage entre les hommes et les femmes. Mais c’est surtout l’histoire de Gabrielle Defrenne qui devient le symbole de ce combat pour devenir un des arrêts les plus célèbres de la Cour de Justice des Communautés européennes. Gabrielle Defrenne est hôtesse de l’air à la Sabena dont la politique à l’égard des travailleuses est clairement discriminante. Ainsi, les hôtesses de l’air sont licenciées à l’âge 40 ans pendant que leurs collègues masculins peuvent continuer de travailler jusque 55 ans. Gabrielle Defrenne est donc licenciée en 1968, conséquence de son quarantième anniversaire. C’est sur base de cette inégalité de traitement qu’Eliane Vogel- Polsky plaide auprès des tribunaux belges. Sans succès. C’est donc au niveau européen que la cause doit être portée. Un premier arrêt en 1971 est clairement insatisfaisant pour la juriste belge qui se remet au travail. Le deuxième arrêt rendu en 1976 est bien plus favorable considérant désormais l’égalité de rémunération entre les hommes et les femmes comme une pierre angulaire de l’ordre juridique européen.


Démonstration scientifique et militantisme renouvelé

Ce combat judiciaire s’adosse à des activités d’enseignement et de recherche à l’Université libre de Bruxelles. En 1970, elle lance une vaste enquête sur les écarts salariaux entre les hommes et les femmes en Europe et démontre scientifiquement l’existence de cette inégalité. Plus encore, elle met en lumière les causes cachées de cette inégalité qui se trouvent notamment dans la différence de formation professionnelle entre les hommes et les femmes ou encore la conciliation entre vie professionnelle et vie de famille. Outre son militantisme, c’est bien sa carrière scientifique qui commence à être reconnue scientifiquement. Invitée à donner des cours et des séminaires dans des universités étrangères, docteur honoris causa de l’Université de Lleida en 1992, elle se consacre au cours des années 90 aux questions relatives à l’Europe sociale en compagnie de Mario Telò ainsi qu’au développement des women’s studies en Belgique.


De l’égalité à la parité

C’est également à cette époque que le paradigme de la parité se diffuse à l’échelle internationale auprès d’institutions telles que le Conseil de l’Europe ou l’ONU. Très rapidement, Eliane Vogel-Polsky se rallie à ce combat qui ne vise plus seulement l’égalité entre les hommes et les femmes mais également la parité démocratique et le gender mainstreaming. À ce titre, elle prend part au Réseau européen Femmes dans la prise de décision politique, économique et sociale dont un des objectifs est de parvenir à briser le plafond de verre et à faire entrer les femmes dans les lieux de décision. Bien que peu attirée par la politique, elle décide de se présenter aux élections européennes de 1994 sur la liste Gauches unies aux côtés notamment d’Isabelle Stengers. S’ensuit alors une intense activité de vulgarisation, de publication et de discussion sur la notion de parité mais également sur l’essor des women’s studies dont elle fut une des pionnières. Eliane Vogel-Polsky est décédée le 13 novembre 2015 laissant un héritage scientifique et militant qui fait d’elle une personnalité centrale pour l’histoire de l’Europe sociale et pour l’émancipation féminine.