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"Dune" : apologie ou critique de l’eugénisme ?
Un article d'Eric Muraille, biologiste et immunologiste, directeur de recherches au FNRS, faculté des Sciences, dans The Conversation.
Publié en 1965, Dune de Frank Herbert est le premier livre d’un cycle considéré comme un monument de la science-fiction. Si le roman a marqué plusieurs générations de lecteurs, c’est pour l’originalité et la richesse de son univers, mais aussi pour ses réflexions philosophiques à propos, notamment, de l’intelligence artificielle (IA) et de l’eugénisme.
D’abord boudé par une vingtaine d’éditeurs en raison de sa longueur, Dune est, dès sa parution, un immense succès de librairie, distingué par les prestigieux prix Nebula et prix Hugo. Il inspire une première adaptation cinématographique à David Lynch en 1984 ainsi que plusieurs jeux vidéo, et les récentes adaptations sur grand écran de Denis Villeneuve.
Prohibition de l’IA et amélioration de l’humain
Dune se passe plusieurs milliers d’années dans le futur, au sein d’un Imperium qui a prohibé toute forme d’IA. Suite à un conflit entre les humains et les machines, Herbert imagine une révolte contre ces dernières et l’émergence d’un interdit religieux :
« Tu ne feras point de machine à l’esprit de l’homme semblable. »
Avec pour conséquence de libérer les pleins potentiels de l’humain :
« La Grande Révolte nous a débarrassés de nos béquilles en obligeant l’esprit humain à se développer. On créa alors des écoles afin d’accroître les talents humains. » (« Dune », livre 1, 1965)
Ces écoles empruntent chacune une voie différente. La Guilde spatiale, par exemple, va former des navigateurs capables de piloter d’énormes vaisseaux de planète en planète. Mais l’école la plus importante du roman est sans conteste le Bene Gesserit. En apparence, elle se contente d’éduquer des concubines pour l’aristocratie et de produire des « diseuses de vérités », capable de discerner le mensonge. Mais, en réalité, elle influence dans l’ombre la politique de l’Imperium via la création de mythes religieux et cherche à produire, par un programme de croisement génétique, un surhomme doué de prescience, le Kwisatz Haderach.
Une mystique de la sélection génétique
Paul Atréides est le personnage héroïque central de Dune. Il est le fils de dame Jessica, une concubine du Bene Gesserit, et du duc Leto Atréides. Si Herbert souligne l’importance de l’éducation dans la construction de son héros, c’est pourtant dans la génétique que celui-ci puise sa principale légitimation.
Paul est le produit d’une vaste sélection génétique orchestrée durant plusieurs millénaires par le Bene Gesserit. C’est grâce à la pleine réalisation de son potentiel génétique de Kwisatz Haderach que Paul peut incarner la « voix d’ailleurs » (Lisan al Gaib), personnage mythique et messie implanté par le Bene Gesserit au sein de la religion des fremens. En tant que leader religieux, il lève ainsi une armée de fremens fanatiques afin de venger l’assassinat de son père et s’emparer du trône impérial.
Comment expliquer qu’Herbert donne une place prépondérante dans son roman à la sélection génétique d’humains ? Depuis la Seconde Guerre mondiale, ces pratiques ont été progressivement associées aux politiques eugénistes des nazis et interdites dans de nombreux pays. En France par exemple, l’article 16-4 du code civil indique clairement :
« Nul ne peut porter atteinte à l’intégrité de l’espèce humaine. Toute pratique eugénique tendant à l’organisation de la sélection des personnes est interdite. »
Le choix d’Herbert n’est donc pas anodin et mérite une contextualisation.
L’eugénisme, omniprésent dans le contexte intellectuel de l’époque
Le terme eugénisme (étymologiquement, « bien naître ») est attribué à Sir Francis Galton, cousin de Charles Darwin, anthropologue et statisticien britannique. Galton fonde en 1904 à l’University College de Londres un laboratoire de recherche sur l’eugénisme puis sur la génétique humaine et fait de l’eugénisme une science appliquée visant à améliorer l’espèce humaine en contrôlant la reproduction.
Durant la première moitié du XXe siècle, l’eugénisme était très populaire, tant chez les dirigeants politiques que dans l’ensemble de la communauté scientifique internationale. En témoignent les congrès internationaux d’eugénique organisés à Londres en 1912 et à New York en 1921 et 1932 qui ont rassemblé des scientifiques et des leaders politiques, comme Winston Churchill qui milita activement pour la stérilisation des « faibles d’esprit » et des « fous ». Des scientifiques de premier plan feront la promotion de l’eugénisme. Par exemple, le « Manifeste des généticiens », publié en 1939 dans la prestigieuse revue Nature, pose ouvertement la question « Comment la population mondiale peut-elle le plus efficacement être améliorée génétiquement ? »
Les scientifiques signataires de cet article ne sont pas des partisans du nazisme, mais des progressistes et parfois même des socialistes comme Julian Huxley. Biologiste britannique renommé, Huxley est l’un des principaux auteurs de la théorie synthétique de l’évolution, qui fait la synthèse des travaux de Darwin et de la génétique. Il a été le premier directeur de l’Unesco et le fondateur du World Wide Fund for Nature (WWF). En 1957, dans New Bottles for New Wine, Huxley fera encore la promotion du « transhumanisme », comme la possibilité pour l’espèce humaine de se transcender en réalisant toutes les possibilités de sa nature grâce à la science.
Il n’y a donc rien de surprenant à ce que Herbert, lorsqu’il écrit Dune au début des années 1960, soit imprégné de l’idée que la sélection génétique peut réellement permettre d’améliorer l’humain et de révéler son plein potentiel. À cette époque, l’eugénisme n’avait pas encore acquis la connotation négative qu’on lui connaît aujourd’hui.
Une critique du contrôle étatique de la reproduction humaine
Toutefois, Herbert s’avère fondamentalement opposé à toute forme de planification à grande échelle de l’évolution humaine. Si Paul est bien le fruit d’une sélection génétique, il est également la conséquence d’un accident. Dans le plan du Bene Gesserit, sa mère était censée donner naissance à une fille. Mais, grâce au contrôle conscient de son cycle reproducteur enseigné par le Bene Gesserit, et par amour pour son duc, elle choisira d’engendrer un fils. Cet évènement, apparemment insignifiant, bouleversera tel un effet papillon tout le programme de sélection eugénique. Paul échappera au contrôle du Bene Gesserit et lancera une guerre sainte dévastatrice dans toute la galaxie avec pour effet de rétablir le chaos naturel dans les lignées génétiques :
« La race sait qu’elle est mortelle et elle redoute la stagnation de son hérédité. Il coule dans son sang, le besoin de mêler dans le désordre les lignées génétiques. »
« Tous, ils obéissaient au besoin de leur race de renouveler son héritage dispersé, de croiser, de mêler les lignées en un immense et nouveau bouillon de gènes. Pour cela, la race ne connaissait qu’une manière, l’ancienne manière, celle qui avait été éprouvée, qui était sûre et qui écrasait tout sur son chemin : le Jihad. » (« Dune », livre 3, 1965)
Herbert rejoint donc Aldous Huxley (Le Meilleur des mondes) et H.G. Wells (La Machine à explorer le temps) dans leurs critiques d’une société où la reproduction humaine serait planifiée et contrôlée par l’État. Son idée d’un brassage chaotique des lignées génétiques afin de « régénérer » l’espèce est, en partie, supportée par les connaissances scientifiques modernes. D’une part, les caractéristiques humaines sont, en moyenne, autant déterminées par l’environnement que par la génétique, ce qui rend incertain tout projet eugénique. D’autre part, c’est avant tout la diversité génétique au sein des populations qui détermine leurs capacités d’adaptation aux variations environnementales. La préservation de cette diversité est donc bien essentielle à la pérennité de l’humanité.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.