Un rassemblement de protestation d’une ampleur sans précédent s’est déroulé à Tbilissi dans la soirée du 11 mai. Voilà maintenant plus de trois semaines que des manifestations ont éclaté en Géorgie à la suite de la réintroduction du projet de loi sur l’« influence étrangère », que le Parlement géorgien a adopté en deuxième lecture le 1er mai dernier. Une loi « à la russe » (elle est inspirée de la fameuse « Loi sur les agents étrangers » instaurée en Russie en 2012 et encore renforcée après le début de l’invasion à grande échelle en Ukraine), qui réduirait l’espace civique. Ce texte s’inscrit dans une tendance plus large, celle d’un glissement de la Géorgie vers l’autocratie, ce à quoi les organisations de la société civile (OSC) s’opposent vigoureusement depuis des années.
Aujourd’hui, ces organisations constituent l’un des rares garde-fous contre cette dérive autocratique. C’est pourquoi le parti au pouvoir, « Le Rêve géorgien », cherche à les faire taire.
Si les OSC restent au premier plan des manifestations actuelles, la contestation a dépassé le cadre de la société civile organisée et s’est étendue à des segments plus vastes de la population, en particulier la jeunesse. Des dizaines de milliers de personnes sont descendues dans la rue pour manifester contre la réintroduction de ce projet de loi auquel elles s’étaient déjà opposées l’année dernière. Les sondages de 2023 montrent que 60 % des personnes interrogées pensaient que l’adoption de la loi sur les « agents étrangers » compromettait les aspirations occidentales de la Géorgie. Cette année aussi, pour bon nombre de citoyens, la défense de l’espace civique est désormais synonyme de sauvegarde de l’avenir démocratique du pays et de ses aspirations européennes.
Par-dessus tout, il y a un sentiment palpable d’urgence à stopper la régression du gouvernement vers la sphère d’influence de la Russie – un mouvement qui menace d’annuler des années de progrès et d’éloigner la Géorgie de son avenir européen, alors qu’en décembre dernier, le pays a officiellement reçu le statut de candidat à l’UE.
Autocratisation rampante à la sauce russe
La réintroduction de ce projet de loi, qui avait fait l’année dernière l’objet d’une résistance et d’une mobilisation résolues de la part de la société, ainsi que d’une pression internationale qui avait finalement contraint le gouvernement à le retirer, a pris beaucoup de monde au dépourvu.
À première vue, la logique rend perplexe : pourquoi donc réintroduire ce projet de loi après un premier échec cinglant ? Cependant, cette décision n’est que la partie émergée de l’iceberg. La Géorgie connaît, de fait, un changement notable en matière de politique étrangère, s’éloignant de ses alliés occidentaux pour se rapprocher de l’orbite des puissances autocratiques illibérales de la région, à commencer par la Russie mais aussi la Chine.
Le Rêve géorgien, qui est arrivé au pouvoir en 2012, a maintenu une ambiguïté stratégique consistant à apaiser la Russie tout en affichant (au moins officiellement) une ligne pro-européenne. Ce dernier positionnement est principalement motivé par la demande de l’opinion publique : environ 80 % des citoyens géorgiens soutiennent l’intégration européenne. Mais dernièrement, les masques ont récemment commencé à tomber.
Faisant fi des avertissements des représentants de l’UE concernant l’impact négatif qu’aurait l’adoption de la loi contre « l’influence étrangère » sur les perspectives d’adhésion du pays à l’UE, Le Rêve géorgien a redoublé d’ardeur dans son virage anti-occidental. L’ampleur de ce virage est devenue plus évidente à la suite de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie. La réponse ambiguë du gouvernement à la guerre a déclenché des protestations, accompagnées d’une montée du discours anti-occidental du pouvoir et d’une diminution de l’alignement sur les objectifs de politique étrangère de l’UE.
Le refus d’honorer des invitations lancées par États-Unis, ainsi que l’escalade d’une rhétorique conspirationniste et hostile aux alliés occidentaux, et les menaces de répressions après les prochaines législatives, qui auront lieu en octobre 2024, émises par l’oligarque Bidzina Ivanichvili, le fondateur et président honoraire du parti au pouvoir, signent une rupture claire avec la trajectoire pro-occidentale de la Géorgie.
Le virage du pays vers la Russie a incité l’ambassadeur de Géorgie en France à démissionner en signe de protestation. Seule personnalité de l’État à défendre les aspirations européennes du peuple géorgien, la présidente Salomé Zourabichvili s’est fermement opposée à la proposition de loi et s’est engagée à y mettre son veto, mais celui-ci sera facilement outrepassé au Parlement.
Cette réorientation de la politique étrangère coïncide avec l’accélération récente du recul du programme de réformes du pays. Parallèlement au projet de loi sur « l’ influence étrangère », le parti au pouvoir a proposé une législation constitutionnelle anti-LGBT. La liberté de la presse a également été significativement réduite. Des rapports récents émanant d’organisations internationales réputées signalent que la Géorgie est en train de devenir un « régime hybride tendant vers l’autocratie », ce qui constitue un avertissement sévère quant à la trajectoire future du pays.
Ce qui est encore plus alarmant, c’est que des signes de répression sont évidents dans le pays dans le contexte actuel. Ces derniers jours, des individus non identifiés ont eu recours à des tactiques d’intimidation, notamment des menaces, des agressions et des affiches diffamatoires visant des activistes, des responsables d’ONG et des politiciens, ce qui suggère une campagne coordonnée contre les opposants au parti au pouvoir.
Pour une jeune démocratie aux institutions fragiles, de tels revers peuvent avoir un effet néfaste et mettre en péril des années de progrès.
Une nouvelle génération de protestataires descend dans la rue
Si la protestation comme forme d’expression du mécontentement n’est pas inconnue des Géorgiens, une nouvelle génération d’activistes est en train d’émerger, qui a le potentiel de remodeler la société géorgienne en une communauté plus engagée et plus inclusive, profondément impliquée dans les processus démocratiques du pays.
Les organisations de la société civile jouent un rôle crucial dans l’organisation de rassemblements de protestation, la sensibilisation aux dangers posés par la loi proposée et la défense des citoyens détenus illégalement pendant les manifestations. Cependant, nous l’avons dit, ce sont les citoyens ordinaires, principalement les jeunes, qui constituent la force motrice des protestations actuelles, lesquelles fonctionnent de manière auto-mobilisée et décentralisée. Les plates-formes en ligne telles que les groupes Facebook servent de plaques tournantes où les citoyens offrent un abri, de la nourriture, un moyen de transport, une aide financière ou même un service de baby-sitting aux autres manifestants, créant ainsi un réseau de soutien qui transcende les frontières géographiques. Le slogan central des manifestants – « Oui à l’Europe, non à la loi russe » – souligne le contexte géopolitique dans lequel s’inscrivent les manifestations. Une fois de plus, la société géorgienne réaffirme son engagement en faveur de l’avenir européen.
L’espace du mécontentement est flexible et mouvant – des manifestations éclatent chaque jour, et les manifestants vont du Parlement de Géorgie à la place des Héros (le principal carrefour de la ville) ou au siège du parti au pouvoir, le « Rêve géorgien ». Mais la récente vague de protestations ne se limite pas à Tbilissi ; des villes comme Batumi, Zugdidi et Kutaisi ont également été le théâtre de rassemblements organisés.
Malgré l’emploi disproportionné de la force par les autorités, les manifestants restent déterminés. Ils dansent le khorumi, une danse guerrière traditionnelle, chantent des chansons populaires et offrent gratuitement de la nourriture et de l’eau aux autres manifestants. Ils s’unissent pour célébrer la Pâque orthodoxe tout en continuant à protester. Face à l’adversité, ils ne plient pas, nettoyant les rues à l’aube avant de rentrer chez eux, pour se rassembler à nouveau plus tard dans la journée.
Quel soutien occidental ?
Ce mouvement populaire promet de consolider les efforts de démocratisation de la Géorgie. Toutefois, il ne peut réussir dans l’isolement ; il a besoin d’un soutien international solide qui dépasse les simples affirmations verbales.
Alors que des dirigeants européens et des États-Unis appellent Le Rêve géorgien à revenir sur l’adoption du projet de loi, le soutien aux mouvements pro-européens qui se battent actuellement pour leur liberté devrait s’intensifier. Il peut se traduire par des mesures concrètes telles que la coordination les efforts transatlantiques visant à imposer des sanctions financières ciblées et des interdictions de voyager aux dirigeants politiques géorgiens, en particulier à Bidzina Ivanichvili, mais aussi à d’autres figures clés du régime. En outre, les acteurs non étatiques, tels que les organisations non gouvernementales internationales, peuvent également aider en créant par exemple un réseau transnational d’alliés qui permettrait d’amplifier la voix des militants géorgiens en faveur de la démocratie à l’échelle mondiale et de défendre leur cause.
La communauté internationale doit utiliser tous les instruments politiques et économiques disponibles si elle souhaite faire en sorte que la Géorgie ne sombre pas dans une autocratie semblable à celle de la Biélorussie, où les esprits les plus brillants sont exilés, emprisonnés ou rendus politiquement inactifs.
Aux yeux de nombreux Géorgiens, il s’agit d’une bataille existentielle pour sauvegarder leurs libertés durement acquises. Ils défendent des idéaux que beaucoup d’Occidentaux épousent. La solidarité occidentale va-t-elle se manifester par des actes, et pas seulement par des mots ?
Ana Andguladze, Doctorante en sciences politiques, Université Libre de Bruxelles (ULB)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.