Dans une Roumanie inquiète, confrontée à un taux d’inflation parmi les plus élevés dans l’UE (5,3 %) et frontalière de l’Ukraine, dont elle accueille sur son territoire environ 135 000 réfugiés, la campagne pour les élections présidentielles et parlementaires avait débuté timidement, plutôt sous le signe de la médiocrité, avec des candidats peu préparés, générant une vague de déception parmi ceux et celles qui auraient souhaité voir les partis traiter des grands enjeux actuels avec sérieux et maturité politique.
La campagne a été animée par des questions portant sur la capacité des candidats à assumer le rôle de chef de l’État et à traiter des dossiers importants de politique européenne ou internationale. Ce scrutin a prouvé une fois de plus qu’en Roumanie la sélection des élites se fait sur des considérations qui s’éloignent des critères classiques de légitimité, qu’elle soit tirée des formes de capital culturel/académique, politique, social ou autre. Dans ce processus priment des logiques de luttes internes, le soutien des « ténors » des partis et leur influence dans leurs fiefs respectifs.
L’ambiance dans le pays était marquée par la progression du discours anti-UE et pro-russe porté par la formation de George Simion, l’Alliance pour l’Unité des Roumains (AUR), classée à l’extrême droite. Après avoir récolté 9 % des suffrages lors des élections parlementaires en 2019, l’AUR a obtenu, lors des élections européennes de juin 2024, 5 sièges au Parlement européen (sur les 33 dévolus à la Roumanie).
Mais c’est un autre parti, situé encore plus à l’extrême droite, S.O.S. Roumanie, qui s’est fait le plus remarquer durant la campagne, du fait des déclarations incendiaires de sa présidente Diana Iovanovici-Sosoaca. Ancienne de l’AUR, elle avait été exclue de ce parti en 2022 et avait alors rejoint S.O.S. Roumanie, qui venait d’être créé et dont elle est rapidement devenue la cheffe. Connue pour ses propos outranciers sur les questions de société et de politique internationale, élue députée européenne en juin 2024, elle s’était portée candidate à la présidentielle et était créditée de près de 13 % d’intentions de vote dans les sondages, mais la Cour constitutionnelle a finalement invalidé sa candidature en octobre, soulignant que par son discours, Diana Sosoaca « incite à changer les fondements démocratiques de l’État et à violer l’ordre constitutionnel ».
Les derniers sondages avant le scrutin annonçaient la victoire du candidat du Parti social-démocrate et premier ministre en exercice depuis 2023, Marcel Ciolacu, qui avait notamment augmenté les pensions juste avant les élections. Selon les enquêtes d’opinion, il devançait nettement George Simion, promis à la deuxième place, et dont le parti, l’AUR, avait conduit une campagne très active. Son logo avait envahi l’espace public, aux côtés des énormes panneaux publicitaires à la gloire du candidat du Parti national-libéral (la formation de Klaus Iohannis) Nicolae Ciuca, un militaire, ancien ministre de la Défense, affichant le slogan « un soldat au service du pays ».
Durant la campagne, les deux grands partis traditionnels, le PSD et le PNL, n’ont pas spécialement visé l’extrême droite. Le PSD a concentré la plupart de ses attaques sur les idées jugées néolibérales de la candidate de l’Union Sauvez la Roumanie (USR).
Le 24 novembre 2024, quand les résultats sont tombés, ce furent la stupéfaction, le choc, la colère, la peur, la rage, l’incompréhension. Un tsunami d’émotions.
Le séisme du 24 novembre
Ce 24 novembre, donc, c’est Calin Georgescu, candidat indépendant auquel les sondages prédisaient en septembre un score de 1 %, qui est arrivé en tête au premier tour de la présidentielle, avec un peu plus de 2 millions de suffrages (soit 22,94 %). Personne ne l’avait vu venir ! Autre surprise : la candidate de l’USR, Elena Lasconi, s’est classée deuxième (19,17 %), alors qu’elle était pressentie pour finir au mieux troisième. Pour le PSD, ce fut une défaite historique : Marcel Ciolacu a récolté 19,14 % des voix, un des scores les plus faibles du parti depuis la révolution de 1989. Déception aussi pour George Simion (13,86 %) et Nicolae Ciuca (8,78 %).
« Qui est Calin Georgescu ? » a été LA question des premières heures après l’annonce des résultats. Bien qu’il se présente comme un candidat antisystème, cet ingénieur agronome de 62 ans a effectué une longue carrière politique et administrative dans les institutions de l’État et au niveau international. Après avoir été propulsé au début des années 1990 au bureau du Sénat roumain – ce qui indique qu’il n’était pas un inconnu de la nomenklatura communiste avant 1989 –, il a travaillé tout au long des années 1990 sur des questions de développement durable en lien avec les Nations unies, occupant des fonctions dans différents ministères.
Deuxième tsunami d’émotions lors des élections parlementaires, le 1er décembre : l’extrême droite perce par plusieurs portes. L’ascension d’AUR, qui obtient 18,30 % des voix, se confirme. D’autres formations d’extrême droite dépassent le seuil électoral, comme S.O.S Roumanie (7,76 %) ou le Parti des jeunes gens (nouvellement créé), qui lui aussi récolte 6,39 % des voix.
Ces formations dépassent à elles trois 30 % des soufrages, un record pour la Roumanie post-communiste, un pays où, à en croire le dernier Eurobaromètre, les citoyens ont plutôt tendance à avoir plus confiance dans l’UE que dans le gouvernement national : l’UE bénéficie d’une image positive (53 % alors que la moyenne européenne est de 44 %) et les Roumains se sentent citoyens européens pour plus de 67 % d’entre eux.
Comment est-ce possible ? Cette question a été tournée dans tous les sens dans le débat public. Calin Georgescu a des réponses à toutes les questions. La guerre en Ukraine ? Il prétend avoir la solution. La situation économique du pays ? Il suffit d’établir le contrôle de l’État sur toutes les ressources naturelles. La Roumanie respectera-t-elle ses engagements vis-à-vis de l’UE et l’OTAN ? « Oui, peut-être », à condition que l’UE et l’OTAN respectent leurs engagements vis-à-vis de la Roumanie.
Mais outre ces aspects qui pourraient être qualifiés de populistes et eurosceptiques, Calin Georgescu ranime la flamme de l’extrême droite en Roumanie, dont les racines remontent à la période de l’entre-deux-guerres. Plus que cela : son discours, hostile aux minorités et très conservateur en ce qui concerne le rôle de la femme dans la société, est englobé dans une approche spiritualiste du monde (New Age), presque sectaire, qui met l’accent sur la communion « âme-esprit-cosmos ». Avec son épouse, il promeut non seulement un retour à la nature, mais aussi des formes de médecine alternative et une rhétorique centrée sur le développement personnel.
Autrement dit, Calin Georgescu a embrassé large, très large, rassemblant un électorat qui partage les idées de l’Église orthodoxe – très présente dans la vie tant politique que sociale en Roumanie –, à commencer par le rôle de la femme dans la société, le droit à l’avortement ou encore la définition de la famille. S’y ajoutent des groupes et groupuscules fascistes arborant les symboles de la Garde de Fer, mouvement légionnaire des années 1930 que la loi interdit mais que les institutions de l’État n’ont pas toujours sanctionné avec fermeté.
En outre, la période de la pandémie de Covid-19 a fait fleurir des idées antivaccins et des discours complotistes multiples et variés, tout cela dans un contexte trouble politiquement au niveau mondial, source d’angoisse pour toutes les générations. Avec un discours prétendument rassurant mais défiant la logique, le bon sens et surtout la raison et la science, Calin Georgescu a pu profiter d’un espace politique que les partis traditionnels avaient déserté au profit de querelles politiciennes qui n’ont guère intéressé les électeurs.
Les coups de tonnerre du 4 et 6 décembre
Le 4 décembre, le président Klaus Iohannis a déclassifié une série de documents récoltés par les services de renseignement et d’information du pays.
Premier coup de tonnerre : Ces documents révèlent que le 24 novembre plusieurs sites liés à l’organisation des élections ont subi 85 000 cyberattaques de la part « d’un acteur étatique » (à savoir la Russie, même si les documents ne mentionnent pas le nom). Qui plus est, la popularité de Calin Georgescu, née essentiellement sur TikTok, a été minutieusement préparée. 25 000 comptes sont soudain devenus très actifs vers mi-novembre, deux semaines avant le premier tour des élections présidentielles.
Des influenceurs auraient été payés pour diffuser des messages favorables à Georgescu, alors que celui-ci prétendait que sa campagne aurait coûté « zéro euro ». Après la dé-classification des documents des différents services par le président Iohannis, le Parquet général se saisit de l’affaire le 5 novembre et ouvre une enquête sur le respect de la loi électorale, entre autres.
Deuxième coup de tonnerre : le 6 décembre, la Cour constitutionnelle annule le premier tour de l’élection présidentielle, après s’être auto-saisie des documents rendus publics par le président Iohannis. La décision d’annuler le premier tour du scrutin a été prise à l’unanimité. La Cour a agi ici en tant que garante de la suprématie de la Constitution, expliquant :« Le processus électoral pour l’élection du Président de la Roumanie a été entaché, pendant toute sa durée et à tous les stades, de multiples irrégularités et violations de la législation électorale qui ont altéré le caractère libre et équitable du vote des citoyens et l'égalité des chances des candidats aux élections, affecté la nature transparente et équitable de la campagne électorale et ignoré les règles légales relatives à son financement. »
Cette séquence allonge la liste des questions qui font planer un coin d’ombre sur la démocratie roumaine, encore fragile 35 ans après la chute du communisme, alors que la Roumanie est depuis 20O4 membre de l’OTAN et depuis 2007 membre de l’UE. Les documents déclassifiés laissent bouche bée : les institutions de l’État, pourtant censées veiller à la sécurité du pays, apparaissent faibles, fragiles, peu coordonnées. L’intensité des cyberattaques était déjà connue le 24 novembre. Des réunions au sommet avaient eu lieu. Le président, en sa qualité de chef du CSAT (Conseil suprême de la défense du pays), était au courant. Le premier ministre aussi. Mais il a fallu attendre encore plusieurs jours et surtout voir des journalistes se mobiliser pour demander des explications au président sur cette situation, alors que la Cour constitutionnelle, elle, avait décidé de recompter tous les votes du premier tour du scrutin dans un processus peu transparent et fortement critiqué.
Plus fondamentalement, cet épisode plonge la société roumaine dans un moment d’introspection. La vague d’extrême droite ne peut pas être niée. Elle n’a pas été générée par TikTok : elle a seulement été amplifiée de cette manière. L’UE doit d’ailleurs, à l’issue de ces semaines agitées en Roumanie, s’interroger sur sa réglementation en matière de désinformation et sur les obligations de plates-formes telles que TikTok.
Quant à la société et à la politique roumaines, plusieurs questions reviennent sur le tapis : le rôle de l’Église, financée par l’État mais qui semble contribuer à la diffusion des idées d’extrême droite ; le fonctionnement de l’éducation et de l’école dans un contexte de propagation rapide de discours irrationnels faisant primer l’obscurantisme sur la science ; et le rapport à la loi, dans un pays où les manifestations fascistes sont interdites et où, pourtant, elles se déroulent régulièrement sous les yeux des forces de l’ordre.
Reste à savoir si les élites politiques ont pris conscience des erreurs et dangers de leurs stratégies en vue de la préparation du prochain scrutin, censé avoir lieu au printemps 2025 ; à ce stade, les partis n’ont pas encore annoncé leurs candidats.
Ramona Coman, Professeure de science politique, Université Libre de Bruxelles (ULB)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.