Depuis la fin des années 1990, l’ULB effectue des fouilles archéologiques dans la cité grecque antique d’Itanos, située en bord de mer de l’île de Crète. Sous la co-direction d'Athena Tsingarida, archéologue spécialisée en céramique grecque et co-directrice du CReA-Patrimoine - Faculté de Philosophie et Sciences sociales, l’exploration de la nécropole a révélé des éléments fascinants sur les pratiques funéraires et sociales de cette civilisation méditerranéenne. Une découverte extraordinaire a même récemment bouleversé notre compréhension de l'histoire crétoise en comblant un inexplicable vide archéologique.
Itanos, une cité portuaire au cœur de la Méditerranée
Itanos est une cité portuaire grecque, établie sur la pointe orientale de la Crète du IXe avant J.-C. au VIIe siècle après J.-C. Elle est ensuite abandonnée par ses habitants à la suite de nombreux tremblements de terre et d’inondations. Elle est très intéressante pour les archéologues, car elle était une étape importante pour les bateaux qui assuraient les échanges maritimes et commerciaux entre le Proche-Orient, l’Afrique (l’Egypte et la Libye), la Grèce continentale, l’Italie et la Sicile. On y retrouve donc de nombreuses traces du passage de toutes ces cultures. Athena Tsingarida, archéologue spécialisée en céramique grecque et directrice du CReA-Patrimoine - Faculté de Philosophie et Sciences sociales, co-dirige avec Didier Viviers le programme de fouilles de l’ULB sur le site.
Fouille d’un squelette d’une femme d’une quarantaine d’années (époque paléochrétienne)
© EBSA. Mission archéologique belge d’Itanos
Depuis 2011, les fouilles se concentre plus spécifiquement sur le cimetière de la ville, appelé nécropole. « La fouille et l’étude de cette nécropole principale de la cité sont menées afin d’en préciser non seulement la chronologie, mais aussi la structure, la topographie et les pratiques funéraires au sens le plus large : rites, incinération ou inhumation, offrandes, etc., » explique la chercheuse.
Avoir une tombe imposante, bien située, avec des offrandes ou des décorations est un indice de l’importance sociale de la personne décédée. Le cimetière constitue, par excellence, un lieu d’expression de statut à travers les rituels, les offrandes, le mobilier et les monuments. La recherche sur le terrain des archéologues leur permet donc de mieux comprendre l’organisation sociale de la ville et son histoire. « Cette étude contribue ainsi à une meilleure compréhension de l’écosystème général des cités crétoises et de leurs spécificités par rapport au modèle global de la cité grecque. » indique l’archéologue.
Une découverte extraordinaire pour mieux comprendre l’histoire crétoise
Il faut savoir qu’en Crète, dans toutes les fouilles archéologiques de nécropoles effectuées à ce jour, on ne retrouve aucune sépulture datant des VIe et Ve s. avant J.-C. Il y en a pour les siècles précédents et pour les suivants, mais pendant près de deux siècles, on n’a plus aucune trace de monument funéraire. Ce phénomène étrange de vide archéologique est appelé le « Cretan gap ».
« Ce qui est extraordinaire, c’est qu’à Itanos, on a trouvé un bâtiment occupé aux VIe et Ve siècles dans la nécropole » commente Athena Tsingarida. « Même si on n’est pas encore tout à fait d’accord entre nous sur l’interprétation de la fonction de ce complexe » ajoute-t-elle en souriant.
Vue aérienne du complexe funéraire archaïque et classique de la nécropole d'Itanos
© EBSA. Mission archéologique belge d’Itanos
Ce « complexe funéraire archaïque », encore en cours de fouille et d’analyse, est immense. Sur plus de 800 m² s’étendent des salles de banquet, où l’on se réunit pour boire et pour manger, et des grandes cours, où l’on pratique une série de rituels en l’honneur des morts. « Ces pratiques sociales et dispositifs de culte suggèrent que, durant deux siècles, on remplace les sépultures individuelles et/ou familiales par des pratiques collectives, très certainement organisées par la cité, pour construire et renforcer une identité sociale plus égalitaire et plus civique. »
Quand le geste et l’émotion traversent le temps
Mais la découverte qui a le plus marqué l’archéologue, c’est lors de la toute première campagne de fouilles d’Itanos à la fin des années 1990. Les tombes à inhumation classiques et hellénistiques du site (IVe-Ier siècles av. J.-C.) étaient les unes sur les autres, mais malheureusement, beaucoup avaient été pillées. « Dans un secteur, on a trouvé des tombes d’enfants. » explique la chercheuse avec émotion. « Et dans la tombe d’une petite fille, on a retrouvé une paire de boucle d’oreille absolument magnifique. Cette attention avait une dimension très émouvante. Sa tête avait été inclinée d’un côté, et on voyait la boucle à son oreille. Finalement, c’est ça aussi l’archéologie. Ce sont des gestes qui dépassent le temps, et qui, d’une certaine manière, sont immortels. » Faire des fouilles dans une nécropole amène inévitablement à ces moments marquants de confrontation avec la mort et ses rites au fil du temps.
Paire de boucles d’oreille en or (circa 300 avant J.-Chr.)
© EBSA. Mission archéologique belge d’Itanos
Se rassembler pour collaborer : la naissance du CReA
Jusqu’en 2001, les projets de fouilles de l’université étaient réalisés de manière individuelle, souvent sans coordination entre les différents chercheurs. Chaque projet dépendait de financements indépendants, ce qui pouvait entraîner des concurrences internes pour les subventions. Mais en 2001, un groupe de chercheurs, à l’initiative de Didier Viviers, décide de créer un centre de recherche pour fédérer les efforts. C'est ainsi qu'est né le Centre de Recherches en Archéologie (CReA), qui a ensuite intégré une dimension patrimoniale en 2009 pour devenir le CReA-Patrimoine.
Le centre de recherche est actuellement impliqué dans de nombreux projets archéologiques à travers le monde. En Belgique, des fouilles sont en cours à la Grand-Place de Bruxelles (en collaboration avec Urban Brussels), à Thuin (en collaboration avec la WAP). À l'international, les chercheurs de l'ULB explorent des sites archéologiques en Amérique du Sud, en Afrique centrale, en Égypte, au Liban, en Jordanie, en France, en Italie et en Grèce. « Nous avons des collègues qui travaillent à Pétra (Jordanie), dans la nécropole thébaine en Égypte, ainsi que sur des fouilles sous-marines dans le lac Titicaca en Bolivie », détaille la chercheuse.
L’importance du terrain : collaboration et transmission
A Itanos, c’est près d’une quarantaine de personnes qui travaillent sur les fouilles dans une approche véritablement interdisciplinaire. Parallèlement aux archéologues, céramologues, dessinateurs et restaurateurs d’objets et de structures, on retrouve également de nombreux spécialistes venant des sciences exactes : des archéobotanistes pour l’analyse des résidus de graines et de plantes, des archéozoologues pour l’analyse des ossements animaux, des malacologues (spécialistes des coquillages), des anthropologues pour l’analyse des restes humains, mais aussi des architectes et ingénieurs informaticiens pour la reconstitution en 3D et la documentation ortho-photogrammétrique. C’est également un endroit rêvé pour apprendre ; chaque année, une quinzaine d’étudiants de Master viennent approfondir leurs compétences de terrain.