Publié le 10 janvier 2020 Mis à jour le 10 juillet 2020

Une maison, un label, une source de financement, un objet à préserver... Le champ sémantique du mot patrimoine est immense. Membre du Laboratoire d’anthropologie des mondes contemporains, Manon Istasse étudie la perception du patrimoine à travers les yeux de celles et ceux qui y habitent. Dans le cadre de sa thèse, elle a arpenté les rues de la médina de Fès durant deux ans. Un livre retrace son expérience.

  • Manon Istasse, vous êtes anthropologue (Laboratoire d’anthropologie des mondes contemporains, Faculté de Philosophie et Sciences sociales) et non-architecte ou historienne de l’art, pourtant vous placez le patrimoine au centre de vos recherches, pourquoi cet intérêt ?
Manon Istasse : Le patrimoine est un objet d’étude intéressant, car sa perception est révélatrice de réalités socio-économiques très différentes. Le Maroc est un pays de contrastes où les disparités sociales sont encore très marquées. Au début de mes recherches à Fès, j’ai constaté qu’il existait un déni de compétences énorme de la part des élites institutionnelles et économiques vis-à-vis des classes plus populaires. J’ai souvent entendu : « Les Marocains ? Ils ne s’intéressent pas au patrimoine ». J’ai donc décidé de voir comment les habitants de la médina considéraient le patrimoine. Sachant que les maisons, les rues, les trottoirs de la médina de Fès sont enregistrés au patrimoine mondial de l’UNESCO. »
  • La perception du patrimoine est-elle tellement différente d’une personne à l’autre ?
MI : Nous parlons ensemble de « patrimoine culturel » et on a l’air de s’entendre sur ce que cela veut dire. Pourtant, le mot patrimoine peut autant être utilisé pour qualifier une maison, qu’être perçu comme un label (UNESCO), ou être considéré comme un outil pour obtenir des financements pour des projets de développement. Lorsque les habitants de la médina parlent de « leur patrimoine », ils parlent des habitants qui ont occupé une maison durant plusieurs générations, des histoires et légendes qui entourent le quartier, du pourquoi une maison a été construite à un certain endroit… Même s’il subsiste uniquement par la transmission orale, ce patrimoine parlé est bien existant. Les « élites » ne considèrent pas forcément cet héritage qui n’entre pas dans les cases de l’UNESCO

Vous y êtes restée durant deux ans, comment se fait-on accepter dans un environnement culturel aussi différent ?
MI : D’abord, on apprend la langue ! J’ai vécu « en immersion » dans une famille de la médina pour apprendre l’arabe. Grâce elle, j’ai pu créer un cercle de quelques contacts pour m’intégrer dans la vie du quartier. Puis, il y a eu un déclic : au début, je réalisais mes entretiens chez les habitants à l’aide d’un traducteur marocain. Nos visites se limitaient aux salons, comme si les autres pièces appartenaient à une sphère privée à laquelle nous ne pouvions pas toucher. Un jour, mon traducteur a eu un empêchement et j’y suis allée seule. C’est à ce moment-là que j’ai compris que mon statut de femme étrangère parlant arabe m’ouvrait les portes de cette sphère, celle des autres pièces de la maison et des histoires qui les habitent.

Y a-t-il une rencontre qui vous a particulièrement marquée ?
MI : Lors de mes entretiens dans la médina, je croisais souvent un vieil homme qui disait n’en avoir rien à faire du patrimoine. Un jour, alors que je discutais avec une famille, il m’a proposé de visiter une très vieille maison du quartier. La visite a duré 6 heures ! Il m’a raconté son histoire, retracé l’historique des familles qui y ont habité et expliqué pourquoi les autorités ne voulaient pas la restaurer. Pour moi, cette rencontre illustre parfaitement que le patrimoine peut être perçu de manière très différente. De toute évidence, cet homme n’avait pas conscience que ce qu’il m’expliquait faisait pour moi référence à ce dont il disait n’en avoir rien à faire quelques heures auparavant.

Dix ans après, quel a été l’impact de cette recherche sur votre carrière ?
MI : Aujourd’hui, j’étudie les créations citoyennes de traditions dans le contexte du renouveau de la ville de Charleroi. Précédemment, lors de trois différentes recherches postdoctorales, je me suis intéressée tour à tour : à la manière dont les sociétés savantes mettaient en valeur le patrimoine de la Picardie, à la contribution des citoyens à la maquette 3D de la ville de Lyon et à la sauvegarde d’un haut fourneau de la ville de Charleroi par un collectif citoyen. Autant d’études qui portent sur l’appropriation du patrimoine par les citoyens et sur les différences entre leur regard et le regard « institutionnel ». Au-delà du sujet de recherche, mon expérience à Fès m’a appris à repenser mon approche et mon travail pour toucher le plus grand nombre. Par exemple, au début de mes entretiens, les habitants de la médina n’étaient pas réceptifs à la notion de patrimoine. J’ai donc dû repenser ma manière de les appréhender ainsi que les mots que j’utilisais pour que ça leur parle. Cerner les thématiques qui intéressent les gens est particulièrement intéressant dans la recherche en anthropologie.