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En Chine, la part d’ombre du succès des plateformes numériques de vente et de livraison

Publié le 12 décembre 2024 Mis à jour le 12 décembre 2024

Enquête de terrain en Chine sur le succès des plateformes numériques de vente et de livraison, devenues indispensables pour le quotidien de nombreux habitants des zones urbaines du pays. Néanmoins, l’utilisation de ces applications mobiles soulève des enjeux divers, notamment d’ordre social et environnemental. Un article de Virginie Arantes (Faculté de Philosophie et Sciences sociales) dans The Conversation.

Virginie Arantes, Université Libre de Bruxelles (ULB)

Le 6 novembre dernier, alors que je me trouvais en Chine pour une mission de terrain, dans un petit hôtel d’une ville de la province de Hainan (la région la plus au sud du pays), j’ai soudain réalisé que j’avais oublié le chargeur de mon ordinateur dans l’établissement précédent. En panique, j’ai désespérément cherché un magasin à proximité mais, ne connaissant pas cette ville où je venais d’arriver, je me suis tournée vers Meituan, une application préinstallée sur Alipay, la plateforme de paiement mobile la plus utilisée en Chine.

Pour contextualiser, Alipay est un système de paiement numérique omniprésent en Chine, intégré dans de nombreuses applications pour faciliter les transactions du quotidien, y compris les moins coûteuses comme l’achat de trois pommes chez un marchand ambulant ou celui d’un bao – petite brioche farcie emblématique de la cuisine chinoise – pour quelques centimes. Ce service est tellement répandu que, durant mes trois semaines de séjour, je n’ai jamais eu besoin de retirer de l’argent. Et je n’ai presque pas utilisé les quelques billets que j’avais pris avec moi, tant l’économie repose désormais sur les paiements dématérialisés.

Quant à Meituan, cette application est devenue, en l’espace de quelques années seulement, incontournable en Chine. Elle centralise, à partir d’une interface unique, un large éventail de services allant de la livraison de repas (elle est la première du pays dans ce domaine) à la réservation d’hôtels en passant par la vente d’objets du quotidien. Sans trop réfléchir, j’ai commandé un chargeur. À ma grande surprise, moins de 30 minutes plus tard, un livreur frappait à ma porte pour me remettre le chargeur en main propre. Stupéfaite par la rapidité et l’efficacité de ce service, je l’ai chaleureusement remercié tout en me promettant d’explorer davantage les fonctionnalités de l’application.

Menus d’accueil des applications chinoises Alipay (à droite) et Meituan (à gauche). Fourni par l'auteur

Un essor fulgurant des plateformes numériques

Durant mon séjour, Meituan m’est rapidement devenue indispensable, d’autant plus que j’étais accompagnée de mon bébé d’à peine un an. L’application s’est révélée incroyablement fangbian – un terme chinois signifiant « pratique » et « commode ». Elle m’a permis de commander des repas le soir alors que je logeais dans un hôtel sans cuisine. Lorsque mon bébé dormait, je pouvais aussi faire livrer des courses essentielles : couches, aliments pour bébé ou même des fruits frais livrés directement à la porte de ma chambre. En cas de besoin urgent, comme remplacer un chargeur d’ordinateur oublié ou acheter une boîte de tampons hygiéniques (pas toujours faciles à trouver en Chine), j’ai pu grâce à Meituan localiser et commander ces articles en seulement quelques clics.

Vidéo relayée par la chaîne d’information du Parti communiste chinois (CGTN) sur l’utilisation quotidienne des outils numériques.

Comme beaucoup d’autres en Chine, j’ai ainsi rapidement intégré Meituan dans mon quotidien. La plateforme illustre parfaitement la manière dont la technologie a révolutionné les modes de vie urbains chinois. Le nombre de transactions sur la plateforme de livraison de repas, Meituan Waimai, a explosé ces dernières années : il est passé de 4,09 milliards en 2017 à 21,9 milliards en 2023, soit une augmentation de plus de 400 %.

Le rapport du cabinet de conseil et d’étude de marché Daxue Consulting montre que la majorité des utilisateurs sont jeunes, 58,6 % ayant entre 18 et 30 ans. Des mesures spécifiques sont mises en place pour étendre l’accès à l’application aux personnes âgées, grâce à des modifications telles que des interfaces adaptées aux seniors et des fonctions vocales pour les utilisateurs malvoyants. En termes de répartition géographique, on observe sans surprise que les villes de premier et deuxième rangs (Shanghai, Pékin, Shenzhen) concentrent environ 65 % des commandes, grâce à une infrastructure logistique robuste et une forte adoption des technologies numériques, mais une expansion est en cours en milieu rural. Meituan est désormais présent dans plus de 2 000 villes et comtés.

La face cachée de ces commodités

Cependant, au fil des jours, une certaine culpabilité s’est installée, à mesure que la montagne d’emballages alimentaires s’accumulait. Ce sentiment a ravivé des souvenirs de mon travail antérieur sur les déchets, réalisé quelques années plus tôt, avant la pandémie du Covid-19. À l’époque, des progrès notables étaient en cours pour réduire les déchets, en particulier à Shanghai, où leur classification avait été rendue obligatoire et où des politiques comme l’interdiction des sacs plastiques et des produits à usage unique étaient mises en œuvre.

Sur le terrain, pourtant, la réalité semblait bien différente. Bien que certains hôtels précisaient, dans leurs conditions de réservation, qu’aucun produit jetable ne serait fourni, conformément au « plan de mise en œuvre supplémentaire pour l’interdiction des produits en plastique non biodégradables » de la province de Hainan (entré en vigueur le 1er janvier 2023), cette règle était rarement respectée. Tous les hôtels où j’ai séjourné continuaient de proposer des produits en plastique : peignes, brosses à dents, rasoirs, bonnets de douche et petites bouteilles de produits de toilette. Si ces produits étaient décrits comme biodégradables, ce n’était pas toujours le cas.

Un exemple particulièrement frappant a eu lieu à la fin de mon séjour. En explorant la liste des repas les plus souvent achetés sur l’application, j’ai remarqué une chaîne de glaces très populaire. J’ai passé commande, tout en me demandant comment une glace pouvait être livrée à une température extérieure de 27 degrés ; peu après, un livreur a déposé ma glace emballée dans plusieurs couches de plastique, dont un sac isotherme accompagné d’un glaçon inséré dans le paquet. À ma grande surprise, la glace était parfaitement intacte.

Photo des emballages plastiques utilisés pour la livraison de la glace. Fourni par l'auteur

Contradictions entre politiques publiques et pratiques quotidiennes

Cette contradiction flagrante entre les politiques environnementales officielles et les pratiques observées sur le terrain m’a poussée à réfléchir aux limites des efforts de durabilité en Chine. Dans une société où l’accès facile aux commodités et la consommation numérique prédominent, les politiques visant à réduire les déchets peinent à s’imposer.

Écran de téléphone
L’interface utilisateur de l’application Meituan Delivery : les utilisateurs sont informés de l’état d’avancement de leur commande, y compris la localisation du livreur. Tada Images/Shutterstock

Ce mode de vie, basé sur des plateformes numériques ultra-performantes, met en lumière une tension profonde entre le confort individuel et les impacts collectifs, qu’ils soient environnementaux ou sociaux. Cette contradiction reflète une dynamique plus large : l’existence en Chine de politiques ostensiblement axées sur le collectif qui coexistent avec des pratiques encourageant une consommation individualiste.

Ce paradoxe illustre ce que le sociologue Yan Yunxiang décrit comme « une individualisation gérée par l’État ». Dans ce modèle, les individus sont réintégrés dans un projet collectif à travers des politiques publiques, tout en étant encouragés à adopter des comportements qui renforcent leur autonomie et leur confort. Cette tension est particulièrement visible en Chine, où les infrastructures technologiques facilitent une consommation individualiste tout en contrevenant aux efforts pour le développement durable.

Une réflexion nécessaire

Il devient urgent de repenser cet équilibre dans un pays en pleine mutation. Comment concilier les aspirations individuelles, portées par des technologies toujours plus efficaces, avec les impératifs environnementaux globaux ? Cette question reste ouverte, mais les défis qu’elle soulève dépassent largement les frontières chinoises.

En effet, une application comme Meituan met en lumière les opportunités et les limites d’une économie fondée sur l’optimisation du confort individuel. Elle illustre également la nécessité d’interroger les impacts environnementaux et sociaux d’un mode de vie de plus en plus numérisé, tandis que les limitations peinent à être mises en œuvre et respectées, même dans un contexte autoritaire.

Si la Chine, avec ses ambitions de « civilisation écologique », veut réconcilier commodité et durabilité, elle devra relever ce défi en mettant en œuvre des solutions qui allient technologie, éducation et régulation cohérente.The Conversation

Virginie Arantes, Postdoctoral research fellow, F.R.S.-FNRS, Université Libre de Bruxelles (ULB)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.