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Le Haut-Karabakh arménien : suite et fin
Un article d'Anita Khachaturova, doctorante au Centre d'Étude de la Vie politique (CEVIPOL), Faculté de Philosophie et Sciences sociales, dans The Conversation.
Dans mon dernier article, « Vers un exode forcé des Arméniens du Haut-Karabakh ? », daté du 21 mars 2023 et consacré aux effets du blocus du corridor de Latchine, qui à l’époque entrait dans son quatrième mois, j’anticipais l’éventualité d’un exode progressif de la population vers l’Arménie si ce blocus se pérennisait. Six mois plus tard, l’exode avait bien lieu, mais il était précipité et massif.
Les 19-20 septembre 2023, à l’issue de neuf mois de siège ayant laissé la population exsangue, l’Azerbaïdjan lançait une offensive éclair et venait à bout de la République du Haut-Karabakh (connue aussi sous le nom arménien d’Artsakh). Cet État non reconnu internationalement, qui s’était proclamé indépendant de l’Azerbaïdjan en 1991, capitula au bout de 24 heures au cours desquelles, d’après le rapport préliminaire du défenseur des droits arménien, plus de 200 soldats et une dizaine de civils, dont cinq enfants, trouvèrent la mort. Au moins 40 autres civils furent blessés, dont 13 enfants.
Dans la semaine qui suivit, la totalité de la population du Haut-Karabakh fut contrainte de fuir, en panique, laissant derrière elle ses maisons mais aussi une terre ancestrale où la présence arménienne avait été continue pendant plus de deux millénaires.
Le nettoyage ethnique, une constante du conflit
Ce développement tragique représente l’aboutissement d’une politique de nettoyage ethnique engagée vis-à-vis des Arméniens de cette région en septembre 2020 lors de la guerre des 44 jours. À l’issue de ces six semaines d’affrontements, l’Azerbaïdjan avait réussi à s’emparer des trois quarts des territoires jusqu’alors contrôlés par les forces arméniennes, y compris du tiers de la région du Haut-Karabakh elle-même, forçant déjà à l’exil quelque 30 000 Arméniens des régions de Hadrout, Choucha/-i, de villages de la région de Martouni et de Talish.
Cet épisode venait confirmer de manière brutale la constante qui s’était établie entre les parties dès la fin des années 1980 : chaque fois qu’un territoire passait sous l’autorité militaire d’une des parties, les populations civiles de la partie adverse étaient chassées.
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Dans les années 1990, lors de la première guerre du Haut-Karabakh (1991-1994), le nettoyage ethnique avait été employé successivement par les forces armées des deux côtés. Les Arméniens avaient ainsi chassé des centaines de milliers d’Azéris et de Kurdes habitant dans les districts adjacents au Haut-Karabakh entre 1993 et 1994, après avoir été eux-mêmes déportés des villages situés à la frontière de l’Oblast autonome du Nagorno-Karabakh (établie en 1923 par les autorités soviétiques et incluse dans la RSS d’Azerbaïdjan) lors de l’opération Anneau lancée en 1991 par l’Azerbaïdjan conjointement avec les forces soviétiques, ce pour décourager le mouvement d’unification du Haut-Karabakh avec l’Arménie. Parallèlement, les violences à caractère ethnique forcèrent, dès 1988, la totalité des Arméniens d’Azerbaïdjan et des Azéris d’Arménie et du Haut-Karabakh à émigrer.
Pourtant, pendant les longs mois de blocus de 2022-2023, soit par ignorance, soit par commodité, et ce alors même que l’Azerbaïdjan resserrait toujours plus l’étau autour du Haut-Karabakh, les diplomates européens appuyèrent le discours de l’intégration imposé par Bakou sans qu’aucune feuille de route n’ait jamais été proposée à cet effet.
Ainsi, le préfixe de « Haut- », proscrit par Bakou comme témoignant d’un irrédentisme arménien (il établissait historiquement la distinction géographique entre un Haut-Karabakh montagneux habité majoritairement par des Arméniens et un bas Karabakh des plaines majoritairement azerbaïdjanais), disparaissait des communiqués de l’UE, tandis que le nom de Stepanakert, capitale du Haut-Karabakh, où habitaient plus de 60 000 Arméniens, se voyait désormais relégué au second plan au profit de « Khankendi », une appellation azerbaïdjanaise également dictée depuis Bakou.
Cette validation indirecte de l’oblitération du caractère arménien de la région n’est pas sans rapport avec l’assurance qu’afficha le président de l’Azerbaïdjan, Ilham Aliev, dans l’imposition de l’issue violente qui vida le Haut-Karabakh de sa population arménienne autochtone.
Derniers jours au Haut-Karabakh
Entre le 24 septembre, date à laquelle l’Azerbaïdjan ouvrit finalement le corridor de Latchine, et les premiers jours d’octobre, la totalité des Arméniens du Haut-Karabakh (plus de 100 000 personnes) affluèrent en masse vers l’Arménie. Une dizaine d’habitants identifiés seulement décidèrent de rester, certains d’origine russe et quelques personnes isolées ou invalides.
Une colonne de voitures gigantesque se forma depuis la capitale Stepanakert jusqu’à la ville arménienne frontalière de Kornitzor. Il fallait une quarantaine d’heures pour effectuer un trajet qui, en temps normal, demandait deux heures tout au plus. 64 personnes auraient trouvé la mort au cours de ce long périple, faute d’eau, de nourriture, de médicaments, de secours.
Pour ajouter au malheur, l’explosion à Stepanakert d’une citerne de pétrole acheminée par les soldats de la force russe de maintien de la paix déployée après la guerre des 44 jours pour permettre l’évacuation causa plus de 200 morts et des centaines de blessés.
Tout ce que ces dizaines de milliers de réfugiés purent emporter de leur terre natale devait rentrer dans un coffre de voiture – quand ceux-ci avaient la chance d’en avoir une et avaient trouvé du carburant. Beaucoup ne purent rien emporter du tout car la place dans les bus bondés faisait cruellement défaut. Quand une voiture tombait en panne au milieu de la route, ses passagers étaient forcés de tout abandonner sur place pour tenter de trouver un autre moyen de transport. Près d’une personne sur trois arrivant en Arménie était un enfant.
Quand le 10 novembre 2023, à Erevan, je rencontre Nariné, une amie de Stepanakert que je n’avais plus revue depuis l’été 2022, date de mon dernier séjour dans la région, elle me raconte le calvaire des derniers jours :
« Lorsque le cessez-le-feu fut annoncé, le 20 septembre, nous pensions que nous pourrions retourner vivre dans nos maisons. Ces derniers mois, on vivait, il est vrai, sans électricité, sans pain, mais on s’y était habitués. Jamais on n’aurait cru, même dans les pires moments, que nous devrions partir. Mais ensuite, on annonça la capitulation, notre armée et nos institutions allaient être démantelées. Des milliers de réfugiés que les Russes avaient évacués des régions encerclées par l’ennemi erraient dans les rues de Stepanakert. Il était devenu évident qu’ils ne pourraient pas rentrer chez eux. Ils attendaient d’être évacués vers l’Arménie. Ils étaient tous affamés, apeurés, ils avaient froid. On brûlait tout ce qu’on trouvait, même nos vêtements, pour faire des feux dans les cours pour se réchauffer un peu et préparer un repas. Les derniers jours, l’eau qui coulait des robinets était devenue verdâtre, elle n’était plus filtrée. »
Nariné était tombée enceinte pendant le blocus. En août, elle fit une fausse couche. Au cours de cette période, le nombre de fausses couches au Haut-Karabakh avait triplé.
Tigran, lui, m’explique que l’ouverture du corridor de Latchine, accompagnée de l’annonce de l’amnistie pour tout homme ayant déposé les armes, fut perçue par les Artsakhiotes comme une fenêtre de secours qui pouvait se refermer très vite :
« Pendant des mois, nous avons été hantés par la peur d’être arrêtés au checkpoint pour avoir combattu. Les rumeurs sur l’existence de listes de noms d’hommes recherchés par l’Azerbaïdjan, l’enlèvement de Vagif, les humiliations lors des contrôles… C’est pourquoi, quand il fut annoncé que tout le monde pourrait partir avant que les Azéris ne rentrent dans Stepanakert, beaucoup ont perçu ça comme la seule chance de s’échapper et d’éviter les persécutions. »
(Vagif Khachatryan, un patient âgé transporté en urgence par le CICR vers l’Arménie pour y recevoir des soins adaptés à ses difficultés cardiaques, fut arrêté et détenu par les soldats azéris au moment de passer le checkpoint azerbaïdjanais sur le corridor de Latchine. Il fut ensuite transféré à Bakou où il fut jugé par un tribunal militaire et condamné à quinze ans de prison, lors d’un simulacre de procès.)
Le triomphe de la realpolitik ?
On aurait pu penser que le temps du nettoyage ethnique pour régler des disputes territoriales était révolu au XXIe siècle. Pourtant, l’Azerbaïdjan a remis au goût du jour l’ingénierie des déportations héritée de l’Union soviétique.
Pour Ilham Aliev les conditions étaient réunies pour mener cette entreprise à son terme. La Russie qui, nous l’avons dit, avait déployé en novembre 2020 une force de maintien de la paix dans le Haut-Karabakh pour garantir le statu quo censé assurer la présence arménienne, était dorénavant trop accaparée en Ukraine.
Dans un alignement complet sur Bakou, le ministre des Affaires étrangères russe, Sergueï Lavrov, afin de contrecarrer les avancées dans les négociations arméno-azerbaïdjanaises engagées par les Occidentaux, finit par concéder que les Arméniens du Haut-Karabakh devaient accepter les assurances de l’Azerbaïdjan et s’intégrer sans les garanties de droit et de sécurité exigées par l’Arménie et l’Union européenne. Le 19 septembre, lors de l’attaque azerbaïdjanaise, les soldats russes se sont simplement retirés de leurs positions et ont laissé les Arméniens à leur triste sort.
L’UE, qui s’était félicitée de ses accords gaziers conclus avec l’Azerbaïdjan à l’été 2022 pour contourner la dépendance au gaz russe tout en se présentant, sous l’égide du président du Conseil européen, Charles Michel, comme médiatrice alternative au format de négociations autour du Haut-Karabakh, longtemps dominé par Moscou, a fait mine de n’avoir rien vu venir. Ilham Aliev aurait apparemment promis à ses interlocuteurs occidentaux qu’il n’attaquerait pas le Haut-Karabakh. C’est donc dans une position embarrassante que l’Union est apparue au moment où l’exode des Arméniens battait son plein.
Non seulement le gaz importé de la Caspienne ne sert pas à pénaliser la Russie, bien au contraire – c’est en partie du gaz russe estampillé azéri qui parvient à l’UE – mais, une fois obtenu ce qu’il désirait du format européen (la reconnaissance par l’Arménie du Haut-Karabakh comme étant partie intégrante de l’Azerbaïdjan et la complaisance des dirigeants européens vis-à-vis de ses provocations militaires sur le terrain), c’est vers la Russie que l’Azerbaïdjan s’est tourné entièrement, fustigeant toute tentative de médiation occidentale.
Les diplomates européens firent pourtant preuve de beaucoup de zèle pour tenter d’apaiser l’Azerbaïdjan. Le jour de l’attaque du 19 septembre, Toivo Klaar, le représentant spécial de l’UE pour le Caucase du Sud et la crise en Géorgie, est même allé jusqu’à valider, dans un tweet, le prétexte donné par Bakou pour lancer son opération dite « anti-terroriste » : l’explosion d’une mine ayant fait six victimes azerbaïdjanaises la veille de l’offensive, présentée par Bakou comme une action commise par des « groupes de sabotage arméniens ».
La veille, le 18 septembre, le passage simultané de deux camions d’aide humanitaire vers Stepanakert, l’un depuis la ville azerbaïdjanaise d’Agdam, l’autre par le corridor de Latchine, après neuf mois de blocus, avait été célébré par ces mêmes diplomates comme le résultat de leurs efforts.
Consolidation autoritaire en Azerbaïdjan, craintes pour la souveraineté de l’Arménie
La guerre profite au régime autoritaire d’Ilham Aliev, qui présente la victoire de 2020 contre les Arméniens comme un triomphe dans une guerre patriotique. De nombreux monuments à la gloire du président, notamment des poings de fer massifs, devenus le symbole par excellence d’un triomphalisme personnalisé, poussèrent comme des champignons en Azerbaïdjan, y compris sur les territoires repris aux forces arméniennes.
Aliev se met en scène comme seul chef de guerre – lui qui n’a jamais servi dans l’armée –, tantôt piétinant un drapeau artsakhiote, tantôt lançant des diatribes contre l’Arménie, la menaçant de son poing de fer, toujours en uniforme militaire. La victoire de 2020, qui avait été accueillie par une frange de l’opposition azerbaïdjanaise comme une opportunité de démocratisation, ne fit que marginaliser davantage le résidu de société civile qui a été, ces dernières années, durement malmenée.
En juillet 2023, Goubad Ibadoghlu, un économiste enseignant à la London School of Economics, était arrêté à son arrivée à Bakou et jeté en prison. En cause, notamment, ses recherches sur les problèmes que pose l’accord gazier entre l’UE et l’Azerbaïdjan en termes de dépendance de l’UE au gaz russe. Les rares voix s’étant élevées pour condamner l’attaque du 19 septembre ont été muselées par une série d’arrestations. Depuis, les persécutions contre des journalistes et autres figures de la société civile se sont intensifiées.
Lors de son arrestation le 20 novembre, Ulvi Hasanli, rédacteur en chef d’Abzas Media, un des rares médias indépendants d’Azerbaïdjan, s’est vu reprocher par les policiers qui venaient l’interpeller d’écrire sur la corruption au lieu de chanter la victoire dans le Karabakh. Abzas Media est notamment connu pour ses investigations sur la corruption au cœur des projets de construction entrepris par les autorités de l’Azerbaïdjan au Karabakh depuis 2020.
Dans un contexte où la politique du conflit permanent avec l’Arménie permet au régime de maintenir le monopole absolu du pouvoir en interne, il est à craindre qu’une normalisation avec Erevan ne soit pas à l’ordre du jour pour les autorités azerbaïdjanaises. Soucieux d’éviter à tout prix une guerre sur son sol (à ce jour quelque 215 km2 de territoire arménien sont occupés par l’Azerbaïdjan), qu’il n’a ni le moyen de mener, encore moins d’en triompher, le gouvernement arménien a, pour sa part, adopté une stratégie de concessions. Celle-ci s’est soldée, in fine, par l’expulsion des Arméniens du Haut-Karabakh.
Aujourd’hui, la crainte d’une invasion par l’Azerbaïdjan du Syunik (la région Sud de l’Arménie), convoitée notamment afin de relier le pays à sa province du Nakhitchevan et ainsi créer une continuité territoriale avec la Turquie, est réelle, y compris en Iran. Malgré la récente initiative diplomatique du premier ministre arménien Nikol Pachinian visant à établir un réseau de connexions routières à travers le Caucase du Sud avec son projet de « carrefours de la paix », de nombreuses tensions persistent entre les parties.
L’Arménie, dont la relation avec la Russie est au plus bas, cherche des gages de sécurité en Occident et tente de se réarmer auprès d’autres acteurs, tels que la France et l’Inde. Mais face à une alliance Bakou-Moscou-Ankara contre l’Arménie, si celle-ci venait à se former, cette dernière pourra-t-elle compter sur le soutien matériel de l’Occident ? Il est permis d’en douter, surtout au regard des développements au Proche-Orient. L’Azerbaïdjan apparaît comme un maillon important de l’alliance occidentale contre l’Iran, et ses liens avec Israël, notamment dans les secteurs de l’armement et de l’énergie, sont extrêmement solides.
Anita Khachaturova, Doctorante, Centre d'Étude de la Vie politique (CEVIPOL), Université Libre de Bruxelles (ULB)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.